Retour d'expérience
Centre d’enseignement secondaire libre Notre-Dame des Champs et l’art de reconnaître les signes
Alphabet latin, alphabet grec… Les systèmes de signes que les sociétés se choisissent pour communiquer sont nombreux et variés. Au cours de culture grecque, les élèves de deuxième année de Notre-Dame des Champs explorent les différentes écritures de l’antiquité à nos jours, et découvrent l’écriture Braille. « Lire à haute voix, lire en silence, garder en tête d’intimes bibliothèques de mots mémorisés, voici d’étonnantes capacités que nous acquérons par des méthodes incertaines. Et pourtant, avant de pouvoir les acquérir, un lecteur doit apprendre l’art fondamental de reconnaître les signes par lesquels une société a choisi de communiquer : en d’autres termes, un lecteur doit apprendre à lire » explique Alberto Manguel dans sa formidable « Histoire de la lecture ». (1)
C’est à ces signes divers et mystérieux aussi longtemps que l’on n’a pas appris à en percer le secret qu’est consacré le projet scolaire du Centre d’enseignement secondaire libre Notre-Dame des Champs. « Nous avons choisi comme ‘porte d’entrée’ dans le monde livresque la découverte des différentes écritures : nous partons de celles qui existaient dans l’Antiquité pour aboutir aux écritures plus modernes » explique Justine Henry, professeure de culture grecque, initiatrice du projet. Chaque cours de culture grecque débute par la lecture d’un extrait du « Feuilleton d’Hermès » de Murielle Szac et Jean-Manuel Duvivier qui, en cent épisodes, relate les hauts faits de la mythologie grecque, de ses héros et de ses dieux. Au terme de leur parcours, les élèves écriront leur propre livre à partir de passages choisis de « L’Odyssée » d’Homère.
Mais ce mercredi de novembre, c’est dans un tout autre univers et de tout autres signes que les élèves de Madame Henry vont s’immerger. Ils ont rendez-vous à la Ligue Braille pour découvrir un autre système de signes, celui qu’utilisent les personnes aveugles et malvoyantes.
Voir, un travail du cerveau
La classe arrive essoufflée : le tram 4 avait du retard et les élèves se sont dépêchés pour être à peu près à temps. Samira, bénévole à la Ligue, les attend. Elle va leur donner quelques explications, projeter un film puis les guider à travers le musée. Avant d’enclencher la projection, elle précise : « Je suis aveugle de naissance. Je le vis bien. Après le film, vous pourrez me poser toutes les questions que vous souhaitez poser sans crainte de me faire de la peine ». Sa simplicité et son aisance étonnent les élèves qui, pour la plupart, ne s’étaient pas rendu compte que leur guide ne voyait pas.
Le film raconte une journée dans la vie d’Hugo père de famille qui travaille et s’occupe de ses trois enfants, dont un bébé. Quand sa femme voyage pour son travail, il assure seul le quotidien de la petite famille. Pourtant, Hugo est aveugle, suite à un accident. Le film montre comment il procède, les « trucs et astuces » qu’il met en place, l’appareillage adapté dont il dispose… Ainsi, dans la maison, des repères tactiles et en braille ont été disposés sur les différents appareils ménagers grâce au soutien de la Ligue Braille.
Ensuite viennent les questions d’abord timides puis de plus en plus nombreuses et directes. « Je ne vois pas la lumière. Certaines personnes la distinguent. Cela dépend des pathologies. Mais je sens la chaleur. Je ne vois pas les couleurs mais je sais qu’elles existent, évidemment, et je les associe à des sensations » explique posément Samira. Elle apaise une inquiète qui a utilisé le verbe « voir » dans sa question : « Pas de problème ! Nous aussi, nous utilisons ce mot qui fait partie du langage courant. » Les élèves enfilent différentes paires de lunettes, plus ou moins foncées. Certaines permettent de distinguer des ombres, des contours. D’autres plongent celui ou celle qui les chausse dans l’obscurité complète. « Voir, c’est un travail du cerveau, souligne Samira. Les yeux envoient des impulsions électriques au cerveau qui les déchiffre. Si demain, il existait une opération-miracle qui me permettait de voir, ce serait d’abord un handicap pour moi. Aujourd’hui, je suis autonome. Je devrais tout réapprendre. Quand on ne voit pas, on développe ses autres sens, on les aiguise davantage alors que les personnes qui voient les sous-utilisent.»
Lire avec les doigts
C’est décidément une tout autre façon de « voir » le monde que les élèves découvrent. Mais le temps passe et il est grand temps de visiter le musée de la Ligue. Il commence par la reconstitution d’un atelier de bourrelier : c’était la profession du père de Louis Braille (1809-1852) qui a perdu la vue en jouant avec ses outils. Il va à l’école du village où son apprentissage se fait essentiellement de manière orale. Puis il continue ses études à l’INJA (Institut national pour jeunes aveugles). C’est là qu’il découvre le système de points qu’un militaire, le général Barbier, a mis au point pour communiquer avec ses soldats dans l’obscurité. Une fois retraité, il l’a proposé à l’INJA. Le système est ingénieux, mais il n’a pas été conçu pour des aveugles et est incomplet. Âgé de seize ans à peine, Louis Braille le perfectionne. Depuis lors, personnes aveugles et malvoyantes peuvent lire avec les doigts. Mais cela demande du temps et de la patience : il faut environ deux ans avant de pouvoir lire couramment le braille. Les personnes qui deviennent aveugles assez tard dans leur vie ont souvent beaucoup de mal à l’apprendre. Quand elles aiment lire, les livres audio leur sont alors d’un précieux secours.
Mais pourquoi un système de points et pas simplement des lettres en relief ? « Essaie ! » propose Samira en tendant un jeu de lettres en relief au jeune garçon qui l’interroge. L’exercice s’avère compliqué ! Ainsi, il confond le b et le t… Le système de points en relief est décidément beaucoup plus ingénieux. « Le braille est un alphabet calqué sur l’alphabet de la langue parlée par les personnes qui l’utilisent. Il est donc différent selon que l’on parle français, anglais, espagnol… » explique Samira. Toutefois il a un inconvénient : il prend énormément de place. Les progrès de la technologie permettent d’y remédier partiellement. Le musée montre l’évolution de différents appareils depuis les machines à écrire jusqu’aux ordinateurs actuels. À la fin de la visite, la manière dont les élèves envisagent le monde et les livres a changé. L’importance des signes qu’une société choisit pour s’exprimer leur apparaît plus nettement, sa relativité aussi. Quand ils rédigeront, ils seront bien conscients qu’ils s’inscrivent dans une culture, une tradition à côté de laquelle en existent bien d’autres, riches et variées, dotées de leur propre système de signes.
(1) Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1998, 405 pp.